Courant d'Art

Des portraits atypiques où des personnalités parlent de leurs goûts artistiques hors des sentiers battus ! A la fin de chaque itw, il ou elle nous propose une œuvre d'art et un texte en résonnance.

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Par Florence Fantini
2 avr. · 5 mn à lire
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Les méditations poétiques de Lucie Aubrac.

En 2003, alors que j'étais professeur de lettres en Bourgogne, j'avais publié quelques portraits dans la revue culturelle "Saôn'Art". A cette occasion, Lucie Aubrac m'avait fait l'honneur de me recevoir pour une interview. Pour le 1er numéro de ma newsletter , je republie ici cet article pour partager avec vous cette inoubliable rencontre.

Dès lors que Lucie Aubrac m'ouvre la porte de son appartement parisien, je comprends que l'entretien va friser la crise de tachycardie. D'un pas décidé et alerte, elle m'introduit au salon et entame la conversation à un rythme effréné. A 92 ans, elle respire l'enthousiasme et la fraicheur intellectuelle. Dotée d'une mémoire d'éléphant, elle papillonne déjà d'un sujet à l'autre, avec son franc-parler. Fille de vignerons mâconnais, elle offre l'image d'un noble sarment de vigne dont le cépage séculaire engendre les grands crus. Enracinée dans son terroir comme dans ses convictions, elle a toujours possédé un caractère bien trempé. Un entretien avec Lucie Aubrac (crédit photo ©ELLE) , c'est un peu prendre la machine à remonter le temps et replonger avec elle dans les vicissitudes d'une vie hors du commun.

J’étais une petite campagnarde

Elle se souvient de son enfance au sein d'une famille très modeste de petits vignerons. De son joli village natal de Salornay-sur-Guye en Saône-et-Loire, elle se rappelle des travaux et des jours, communs à tous les gens de son milieu : « le matin, on désherbait le jardin, le soir, on faisait la soupe. Pendant les vacances, on s'occupait de la vaisselle des vendangeurs ou bien on partait en chariot chercher des pots en terre cuite à Digoin. » Elle ramène de ces célèbres usines construites près du canal du centre, des gargouillis remplis d'eau dans lesquels elle sifflote à côté de son père. Ce père tant aimé, grand blessé de 14-18, qui reviendra de la Grande Guerre, le corps épuisé et l'âme fracassée. On comprend mieux en l'écoutant la raison pour laquelle, toute jeune, elle est « passionnément pacifiste » et toujours en révolte contre les idées reçues. Celle que de mauvaises langues dévotes surnomment Lucifer au catéchisme, se dit profondément athée. Son évangile à elle se résume en un mot : résistance. Depuis qu'elle a arrêté d'enseigner, elle prêche la bonne parole dans les écoles de France et de Navarre pour éviter que les tragédies de l'Histoire ne se répètent.

Lamartine, mon grand homme de Saône-et-Loire ! 

Elle débute sa scolarité à Blanzy, à quelques kilomètres des forges du Creusot. Dans ce milieu ouvrier, la « petite campagnarde » découvre le monde fabuleux de la littérature. Une de ses institutrices qui décèle en elle une intelligence précoce, lui offre tous les mois un volume de Jean-Christophe de Romain Rolland : « pour moi, c'était la plus belle récompense ; c'est dans ces ouvrages que j'ai découvert la musique. » Victor Hugo a aussi beaucoup compté : avec les cinq francs que son père lui donne chaque samedi, elle achète un minuscule fascicule des Contemplations. Elle aime aussi, pendant son adolescence, les poèmes de la Pléiade dont le célèbre « Heureux qui, comme Ulysse » de Du Bellay. Elle récite sur sa lancée la première strophe de « La Consolation à Du Perrier » de Malherbe. Son premier émoi littéraire, elle le ressent à la lecture de La « Mort du Loup » de Vigny ; elle en déclame quelques vers : « Gémir, pleurer, prier, est également lâche ». De ce poème, elle fera son mode de vie, son Credo.

Et puis il y a bien sûr sa « rencontre avec Lamartine », « mon grand homme de Saône-et-Loire ! » Que de fois elle part en pèlerinage sur ses traces ! Dans les châteaux du Val Lamartinien, elle recherche un fantôme qui la hante : Milly, Monceau, Saint-Point, Bussières, sont autant de hauts lieux fertiles en souvenirs. Nichés dans les magnifiques collines vineuses du Mâconnais, ils disent l'amour de la terre natale si chère à Lucie Aubrac. A force d'avoir parcouru son pays à vélo, elle le connaît par cœur. Elle a une prédilection pour les églises romanes en pierres jaunes, en particulier pour celle de Chapaize et son impressionnant clocher lombard. Elle s'extasie devant l'abbaye rosée de Tournus, la basilique de Paray-le-Monial et ses portes orientales qui témoignent d'un art importé des croisades. L'art roman l'émerveille, contrairement au baroque, symbole d'une religion « intégriste, d'une période de démesure et d'intolérance ». Les citadelles de Berzé-le-Châtel ou de Brancion lui ont laissé un souvenir inoubliable mais elle aime aussi retourner dans les bourgs de son enfance où de jolies maisons en pierres côtoient lavoirs et colombiers : « cette Saône-et-Loire et extraordinaire, car l'on y trouve de tout ! »

Milly-LamartineMilly-Lamartine

Dans les années 30, elle monte à Paris, direction la Sorbonne et subit « le racisme anti-paysan car je venais de mon bled, j'étais lourdaude et en plus j'avais un accent ! » Au début, elle a « le spleen de la Bourgogne », puis à force de travail et d'opiniâtreté, elle réussit en 1938 à décrocher l'agrégation d'Histoire pour laquelle seulement 9 postes étaient réservés aux femmes. De 1931 à 1938, elle mène sa vie d'étudiante sur fond d'évènements historiques qui changeront la face du monde. Pendant cette période de vaches maigres, elle travaille à droite et à gauche : « il fallait bien gagner sa croûte, on ne mangeait pas des ortolans tous les jours ! » Elle est engagée dans les premières écoles maternelles publiques des « municipalités rouges ». C'est à Villejuif qu'elle apprend la pédagogie, sa « qualité essentielle ». Elle goûte aussi à la vie culturelle. Elle se souvient des auteurs latins commentés par Carcopino, « c'était un régal », découvre Martial, Juvénal et s'ennuie un peu en lisant César ou Quinte-Curce, « c'était moins drôle ! » Elle assiste à la sortie en salle du Dictateur de Chaplin, reste marquée par la mise en scène de L’École des femmes de Jouvet, « quintessence de la culture » et le Volpone de Dullin. Que de fois elle va avec d'autres étudiants « faire la claque », en échange d'un sandwich au théâtre de l'Atelier !

Mauvais souvenirs, soyez pourtant les bienvenus. Vous êtes ma jeunesse lointaine

Le 3 septembre 1939, jour de la déclaration de guerre, elle renonce à partir pour les Etats-Unis entreprendre sa thèse. Elle reste en France et lutte avec son mari contre « les horreurs du régime de Vichy ». Un de ses modèles reste Voltaire qu'elle admire pour sa prise de position dans l'affaire Calas. A Lyon, elle jongle courageusement avec sa vie de mère, d'épouse, de professeur et de résistante. En l'entendant parler de ces années noires, on repense à la dédicace de L'Armée des Ombres de Melville : « mauvais souvenirs, soyez pourtant les bienvenus... Vous êtes ma jeunesse lointaine. » C'est Simone Signoret qui la persuade de narrer ses années lyonnaises. Ils partiront dans l’ivresse dépassera les 200 000 exemplaires vendus.  Ce journal intime, dénué de boursouflures lyriques, est à l'image de sa modestie : « je n'ai pas écrit ce livre, je me le suis dicté avec un magnétophone. C'est un langage oral, spontané, c'est mon genre ! »

Les fresques de Tarquinia sont un hymne à la joie et à la beauté de la femme. A Rome, si vous allez au Capitole, vous n'avez que des bustes d'hommes !

L'art a toujours été pour elle un exutoire aux blessures de l'histoire. Elle admire Carpaccio et La Tour mais reste cependant plus sensible à la sculpture qu'à la peinture : « je suis très tactile. » Elle pourrait discuter pendant des heures de Camille Claudel et de Rodin. En revanche, il ne faut pas lui parler de Picasso ! « Je ne peux pas croire que son œuvre passera les siècles, comme l'art grec, par exemple. » Avec fierté, elle me montre une statue hellénistique en marbre retrouvée dans une villa florentine offerte à son mari par des collègues de travail : « elle est belle ! Il y en a deux autres au Metropolitan de New-York. » Lucie Aubrac a parcouru le monde entier à la recherche des merveilles immortelles de la beauté. Le monde méditerranéen l’enchante : elle a visité plusieurs fois l'Egypte, l'Italie, la Grèce, la Crète, la Sicile et le Liban. Mais, si elle avait le choix, elle aimerait « mourir à Delphes. » L'archéologie reste sa passion. Dans son salon est exposée une collection de souvenirs : petits silex de la préhistoire, trésors venus des confins du Maroc, masques en bois du Bénin, mais surtout de fabuleuses pièces étrusques dont un vase à libations. Son amour des fouilles est né quand, enfant, elle voyait les chercheurs américains emporter les plus beaux silex trouvés au pied de la roche de Solutré. Après la guerre, quand elle reprend ses activités d'enseignante, elle emmène souvent ses élèves « s’échiner à retrouver une villa et des voies romaines » sur le Causse en Lozère. « Ma plus grande émotion, c'est faire une découverte après avoir creusé le sol », expérience qu'elle renouvelle au Maroc en fouillant des tombes préislamiques.

Puis, c'est l'Italie. Elle obtient un poste au lycée français de Rome où elle s'ennuie ferme ! Elle ne conçoit pas ce poste comme une sinécure, contrairement à certains de ses collègues et évite les soirées mondaines. Elle y enseigne trois ans, puis se voue corps et âme pendant neuf ans à l’archéologie : « ah ! là, je me suis régalée ! » Elle découvre avec son équipe des traces de la muraille de Servius Tullius et part sur le terrain étudier la civilisation étrusque. Elle est intarissable sur cette « extraordinaire civilisation. » Elle repense à Cerveteri, aux urnes funéraires, aux sarcophages de Volterra en Toscane et aux fresques multicolores de Tarquinia. Elle s'intéresse aux influences crétoises, grecques et phéniciennes de ce peuple mystérieux. « Les Romains, peuple terrien, colonisateur et copieur ont éteint cette civilisation moderne ou régnait l'égalité entre les hommes et les femmes, où l'on prônait l'éducation des filles, célébrait la musique et la danse. Les fresques de Tarquinia sont un hymne à la joie et à la beauté de la femme. A Rome, si vous allez au Capitole, vous n'avez que des bustes d'hommes ! »

Le mot et l’image

  • Sarcophage des époux (vers 520-510 av. J.-C.) Musée du Louvre.Sarcophage des époux (vers 520-510 av. J.-C.) Musée du Louvre.

Lamartine, Méditations poétiques.

« Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !

Suspendez votre cours :

Laissez-nous savourer les rapides délices

Des plus beaux de nos jours !

Aimons donc, aimons donc ! de l’heure fugitive,

Hâtons-nous, jouissons !

L’homme n’a point de port, le temps n’a point de rive ;

Il coule, et nous passons ! »

Quelle belle correspondance ! On y retrouve les deux passions de Lucie Aubrac : Lamartine et l'archéologie.

Elle commente Le sarcophage des époux : « il est en terre cuite. Sur le couvercle, au lieu de mettre un gisant comme au Moyen- Age, il y a ce couple qui se regarde avec une expression d'amour éternel ; ce sont des orientaux avec de beaux yeux en amande. Mais le plus émouvant reste cette espèce de sourire qui ne symbolise pas le mystère mais la satisfaction, l'épanouissement. Ils sont au calme, installés là pour l'éternité. » Les belles strophes de Lamartine sur la fuite du temps n'illustrent-elles pas à merveille ce désir de figer l’amour pour des siècles et des siècles ? « Et puis Lamartine, c'est mon pays, mon enfance, le grand homme de la Saône-et-Loire et notre poète à nous ! »

Elle se souvient et ne regrette rien.