Courant d'Art

Des portraits atypiques où des personnalités parlent de leurs goûts artistiques hors des sentiers battus ! A la fin de chaque itw, il ou elle nous propose une œuvre d'art et un texte en résonnance.

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Par Florence Fantini
1 avr. · 7 mn à lire
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DOCTEUR WARGON ET MISTER ARTS

« C’est l’histoire d’un mec »...

Portrait by ©Quibe @quibe sur InstagramPortrait by ©Quibe @quibe sur Instagram

 « C’est l’histoire d’un mec » qui déboule dans un bistrot parisien du 20e, sort son carnet de notes, commande une bière, vous dit qu’il a une « vie intellectuelle très pauvre », que vous allez être déçue de son ADN artistique mais qu’un tel exercice « flatte grave son ego et coûte moins cher qu’une psychanalyse ».

« C’est l’histoire d’un mec » docteur Maboul qui te tourneboule la tête et qui, sous ses airs de populo débraillé, se révèle être un bavard esthète et fin, curieux de tout, drôle, cash et casher, fan de musique religieuse mais pas religieux, atypique et éclectique.

« C’est l’histoire d’un mec » chef du service des urgences de l’hôpital de Saint-Denis, toujours au taquet, à taquiner l’humour et l’ironie, certain de « ne pas avoir de choses intelligentes à dire » mais qui pendant plus d’une heure va te parler des anges, de Bach, de la résistance, de la lumière de Renoir et de la sensualité des sculptures de femmes.

Photo©Philippe de Poulpiquet

« Céline ?! Cette grosse merde antisémite !! » Oui bon, j’avoue, mea culpa, mea maxima culpa, j’avais un peu cherché les embrouilles en lui demandant où était Céline dans sa bibliothèque, mais quand on connaît le Wargon twittos enragé et engagé, on ne peut décemment lui poser d’entrée de jeu une question mièvre et classique, il faut un truc qui claque. C’est réussi, le ton est donné ! « Non mais, pour moi on ne peut pas séparer l’homme de l’artiste là, en plus c’est un nul en médecine ! ». Lui, conseille plutôt à ses externes et à ses internes de se plonger dans Récits d’un jeune médecin de Mikhaïl Boulgakov ou dans la série qui en est inspirée avec « le mec qui joue Harry Potter », A Young Doctor’s Notebook.

Céline ? Pour moi, on ne peut pas séparer l’homme de l’artiste

 Cette petite provocation aura au moins eu le mérite de réveiller, s’il en était besoin, la verve fougueuse de notre grande gueule, d’apprendre qu’il adore les séries (il met du Game of Thrones dans toutes ses présentations) et qu’en bon « enfant de la télé », il passait ses journées devant le petit écran en faisant ses devoirs, même s’il n’aimait pas l’école. Tellement paresseux le titi parisien que son père lui demanda d’aller vérifier lorsqu’il lui annonça qu’il avait décroché son bac : « mythique ! » Après une année à s’ennuyer ferme dans un cursus informatique, il s’inscrit à des cours de théâtre et se rêve comédien, mais ne voulant pas vivre aux crochets de ses parents, il se lance dans des études de médecine à Necker, pas parce que « c’était la meilleure fac du monde à l’époque », mais juste « parce qu'il n'y avait pas d'anatomie en première année, et que je savais que je n'étais pas capable de la bosser. » Il ne sera jamais en haut de l’affiche, mais il fait son cinéma tous les matins au staff « devant un public captif qui est obligé de rire et d’applaudir. » Là, c’est devant moi, sa psy d’occasion, qu’il fait le show. Mais mine de rien, derrière ses airs de fanfaron, il « a réfléchi pour une fois à ce qu’il voulait dire pour ne pas oublier des trucs » et Dieu sait s’il en a dit des trucs ! Jolie séance d’art thérapie pour quelqu’un qui ne croit pas du tout en la mode des ordonnances muséales : « c’est se donner bonne conscience, moi je file des antidépresseurs. » Simple. Basique.

Tant qu’on est dans l’étape auscultation, il reconnaît ne souffrir ni du syndrome de Jérusalem, ni de celui de Stendhal « je ne suis pas dingue à ce point-là ». Quoique… en y réfléchissant, LE choc esthétique de sa vie est sans nul doute la beauté des temples du « ah merde, putain ! pas du Viêt Nam (oui pour votre complète information merde et putain sont ses mots préférés), non, ça y est ! du Cambodge !! visités grâce à ma femme ». Ah sa femme… Emmanuelle… Si touchant, cette tendre manie tout au long de l’interview de parler d’elle et de son influence. « On va fêter nos 30 ans de mariage » (j’espère être invitée du coup), ça lui donne un petit côté lieutenant Columbo avec son air de ne rien comprendre, de ne rien savoir, mais de placer quand on ne s’y attend pas la bonne référence culturelle pour vous clouer le bec.

Bas-relief du temple d’Angkor Wat, entre 1113 et 1150, Cambodge. Bas-relief du temple d’Angkor Wat, entre 1113 et 1150, Cambodge.

 Renoir, c'est l'été, mais l'été tel qu'on le voit quand on est enfant.

Auguste Renoir, La Balançoire, 1876, musée d’OrsayAuguste Renoir, La Balançoire, 1876, musée d’Orsay

Le docteur Wargon a donc  connu un vrai syndrome de Stendhal au Cambodge, au point de voir les serveuses, le soir, au restaurant, sous les traits des déesses en grès rose des bas-reliefs : « vous avez vraiment l’impression qu’elles viennent de descendre du temple ! Non mais en fait l’art, je l'ai noté parce que je voulais vous le dire (ressort son petit cahier) ça me permet de voir le monde différemment. C'est étonnant, ça ouvre la réalité, ça ouvre l’imagination. » Ainsi en est-il de certaines de ses patientes à Saint-Denis dont la beauté lui rappelle celle des masques africains ou de la lumière d’un ciel d’été qui lui remémore ceux de Renoir : « C'est l'été, mais l'été tel qu'on le voit quand on est enfant.  Pareil pour la lumière du jour, je pense que je ne la verrais pas de la même façon si je n’avais pas vu des photos ou des tableaux qui montrent cette lumière. »

Touchant mister Wargon quand il parle d’art, et encore plus émouvant quand il évoque ses souvenirs d’enfance. Issu d’une famille d’origine juive polonaise, il grandit dans le 9.3, dans une cité à Bondy et passe de longs moments dans le magasin de journaux de ses parents : « ils vendaient des livres aussi et à la maison il y en avait énormément. La lecture, c'était sacré. J’avais la FNAC chez moi et au magasin. » Il « bouffait » de tout mais se rappelle surtout avoir dévoré de la science-fiction et des polars. En revanche, s’il devait envoyer dans une capsule des livres dans l'espace il choisirait Le joueur d'échecs de Stefan Zweig, les textes religieux (La Bible, Le Coran et La Torah) et L'île mystérieuse de Jules Verne… Une sélection à son image, éclectique et spirituelle.  Ses parents, de vrais prolétaires, avaient arrêté l’école à 14 ans mais l’ont toujours incité à ouvrir des bouquins, sa grand-mère maternelle aussi, qui parlait couramment le polonais, le russe, l’allemand, le français et le yiddish. Lui ne le parle pas, il a gardé des expressions, quelques mots, « oui ! j’aime bien putz qui signifie crétin ! », étonnant ? Non !

J’ai commencé le piano à 3 ans comme Mozart, mais je n’ai pas fini comme lui.

Et en dehors des livres ?  « On n'allait pas au cinéma avec mes parents. Je me souviens juste avoir vu Les Aventures de Rabbi Jacob en pyjama (on pouffe tous les deux en imaginant la scène). Je n'ai pas le souvenir d'être allé au théâtre. On allait beaucoup au Louvre. Mais on n’allait voir que les Égyptiens. » En revanche, la musique était toujours présente : « je n’écoutais que de la musique classique, je n'étais pas un rebelle je n’écoutais pas de rock. À l'époque, j'écoutais beaucoup Beethoven, La symphonie du nouveau monde d’Antonín Dvořák, La Jeune Fille et la Mort de Schubert. » Déroutant une fois de plus ! Je l’imaginais iconoclaste, il était subjugué par la douceur et la tragédie des partitions classiques. Carabiné carabin décidément pour qui ses parents avaient de grandes ambitions : « j’ai commencé le piano à 3 ans comme Mozart, mais je n’ai pas fini comme lui. » Humour, quand tu nous tiens…

Il reconnaît s’être intéressé à la culture au sens large à partir de l’âge de 18 ans et surtout lorsque sa femme (ah, ça faisait longtemps !), lui a offert L'histoire de l'art de Gombrich : « c’est vraiment le livre qui m’a ouvert à l’art, à la peinture, à la sculpture, à l’architecture. J'en avais lu d'autres, des histoires de l'art, celle d’Élie Faure notamment, mais c'était chiant. »

JohanJean Sebastian Bach, partition, 1741, Bibliothèque nationale de FranceJohanJean Sebastian Bach, partition, 1741, Bibliothèque nationale de France

La deuxième partie de notre conversation va se révéler tout aussi étonnante et détonante ! La petite brasserie commençait à se remplir, des verres trinquaient, je m’inquiétais en voyant le dictaphone clignoter bizarrement : « pas grave, vous inventerez ! » Ah non ! Un échange comme ça, ça ne s’invente pas ! Qui pourrait inventer d’ailleurs cet avis radical sur Anatomie d’une chute ? « Je n’ai pas compris ce film. Hitchcock, c'est beaucoup mieux, quoi ! (Le Masque et la Plume en PLS) Non, moi, Mon film préféré c’est … comment ça s'appelle ah putain… c'est un truc avec les anges (tapote sur « Google est mon ami ») ah ! Les ailes du désir de Wim Wenders. Je l'ai vu un nombre incommensurable de fois. J'adore ce film. L'image est belle, l'histoire est belle. Mes enfants prétendent que c'est un excellent somnifère. »

Les Ailes du désir, Wim Wenders, 1987Les Ailes du désir, Wim Wenders, 1987

Eglise de Saint-Maclou, Rouen, 1437-1517, gothique flamboyantEglise de Saint-Maclou, Rouen, 1437-1517, gothique flamboyant

En parlant de somnifère, on pourrait légitimement se demander si l’art arrive à calmer ou à canaliser cet électron libre. Notre impatient patient m’avoue que oui, la musique classique le calme mais surtout les messes. LES. MESSES. Alors là, je n’étais pas prête du tout, j’ai failli tomber de ma chaise bistrot. Et de s’emporter contre Vatican II (quand je vous disais que ça ne s’invente pas) : « il fallait rester au latin. Dès que vous commencez à comprendre les paroles, c’est des conneries la messe. » Pareil pour la musique et l’architecture : « je me souviens être allé visiter la cathédrale d'Albi, la messe commençait et la messe c'était Jésus reviens quoi ! (Et de lever les yeux au ciel en soupirant) Je me suis dit mais c'est pas possible, les mecs ils ont Bach et ils écoutent un type à la guitare. Forcément les gens n’y vont pas. Les églises modernes c’est atroce, comment voulez-vous croire là-dedans ? Moi j’adore le gothique flamboyant, il faut que ça pète ! Et puis, si vous voulez voir Dieu, vous écoutez le Miserere de … de qui déjà (tapote sur la table) Ah oui d’Allegri !”

Moi j’adore le gothique flamboyant, il faut que ça pète !

Maintenant que vous cernez un peu le fantasque docteur, cela ne vous étonnera pas d’apprendre qu’il a eu sa « grande période, bonne sœur libanaise » avec Sœur Marie Keyrouz, que, si le rite juif autorisait la musique aux enterrements, il choisirait le Nisi Dominus de Vivaldi pour l’accompagner dans l’autre monde et que son morceau préféré est La Messe en si mineur de Bach, plus particulièrement L’Agnus Dei, chanté par Alfred Deller : « J’adore Bach, je suis un fan des hautes-contre. Si vous avez envie de croire en Dieu et dans les anges, vous écoutez ça ». On a presque envie de dire AMEN et de filer mettre un cierge à l’église Saint-Jean-Bosco jouxtant la brasserie. Et le lieutenant mélomane Columbo de continuer : « on est allés pendant des années à l'opéra avec ma femme. Celui que je préfère c’est Don Giovanni de Mozart ».

William Bouguereau, La Naissance de Vénus, 1879, musée d’OrsayWilliam Bouguereau, La Naissance de Vénus, 1879, musée d’Orsay

« Après, j'aime beaucoup les femmes à poil aussi ». Sans transition ni nuance, paf, on l’a pas vu venir non plus ! « Quand on cherche des femmes à poil, il y en a partout dans l’art. » Il fait un temps d’arrêt et rigole tout seul en repensant à cette sculpture de femme callipyge exposée chez des copains à lui et qu’il aurait tout fait pour racheter. « Un vrai choc esthétique ! J’ai une appétence particulière pour les sculptures. Parce que ça se touche. » Avec sa femme (vous savez celle qui lui a offert Gombrich) : ils adorent visiter les galeries et ont chez eux deux très beaux bronzes achetés pour leur mariage. Théâtre, musée, cinéma, opéra, la vie culturelle du couple Wargon est bien remplie, malgré leurs emplois du temps. L’urgentiste adore aller voir les collections permanentes du Petit Palais et du musée d’Orsay : « Je suis un grand fan de l’art pompier et du réalisme. J’ai une tendresse particulière. C’est kitsch, ma femme n'aime pas du tout, elle trouve ça atroce. » (J’avoue que je la comprends un peu, sûrement un truc de sororité artistique !)

Fernand Pelez, Grimaces et misère - Les Saltimbanques, 1888, musée du Petit Palais, ParisFernand Pelez, Grimaces et misère - Les Saltimbanques, 1888, musée du Petit Palais, Paris

Entre deux gorgées de bière, il se marre et sort, sans transition toujours, qu’il a « dû être évêque dans une autre vie », tellement l’histoire des religions et l’art religieux le fascinent. Il apprécie tout particulièrement les primitifs italiens, flamands : « La Vierge du chancelier Rolin de van Eyck, je trouve ça magnifique. » De là à devenir cleptomane, il n’y a qu’un pas : « avec ma femme (manque plus que l’imper et le chien de Columbo) notre grand truc, c'est vas-y, mime l'épilepsie et je moi je pique le tableau ! » Il a traîné sa famille dans toutes les églises de France et de Navarre, se passionne pour Le Nouveau Testament (« je suis incollable ») les reliques, les représentations du Christ en croix, l’invention des croyances, des interdits religieux, ce mélange d’Eros et de Thanatos tout en soupirant que « si jamais Dieu existe, il n’en a rien à foutre de nous. » Ce républicain universaliste, non religieux est surtout séduit par l’idée que « les gens qui, à l'époque, sculptaient ces christs, les peignaient, les gens qui faisaient de la musique comme Jean-Sébastien Bach, eux croyaient en Dieu. Leurs œuvres, c'est la transfiguration de leur croyance et je trouve ça très très beau. »

Avec ma femme c'est vas-y, mime l'épilepsie et je moi je pique le tableau ! 

L’art pour notre docteur enthousiaste et gouailleur, relève surtout du domaine de l’émotion : « L'engagement de l'artiste pour moi, c'est souvent du beau discours.  Moi, je cherche un truc qui me plaît. Par exemple, je ne me souviens presque jamais des noms des artistes. Moi, c'est leurs œuvres, qui ils sont, j’en ai rien à foutre. » Ceux qui forcent l’admiration de l’urgentiste sont ceux qui, un jour, se sont levés pour résister : Manouchian, Janusz Korczak qui choisit d’accompagner les enfants de son orphelinat jusqu’aux fours crématoires, Henri Krasucki, Lucie Aubrac : « je l’ai eue aux urgences une soirée entière. Là, j’aurais vu Napoléon que je n’aurais pas été plus impressionné, quoi ! Rencontrer des artistes, ça ne m’intéresse pas. »

L’entretien arrive à sa fin, ça aura virevolté à mille volts, ça aura ri, ça aura remué les entrailles, ça aura parlé avec les mains. Les merde, putain, fait chier ! auront côtoyé Bach, Mozart et Renoir. Un feu d’artifice en plein mois de mars, des giboulées de j’aime et de j’aime pas !

« Merci, j’espère que vous pourrez en tirer un truc. Une fois chez vous, écoutez L’Agnus Dei chanté par Deller et vous entendrez les anges. Voilà, moi je vais rentrer à la maison et sortir le linge de la machine, ma femme est en voyage ».

 « C’est l’histoire d’un mec » baroque, un drôle de mélange entre le rabbin ironique et le prêtre défroqué, un docte docteur à l’humour caustique et aux étonnants goûts artistiques.

Un éléphant dans un magasin de porcelaine.

LE MOT ET L’IMAGE

« Alors j'ai réfléchi. En fait il y a une musique qui me trotte dans la tête tout le temps en ce moment, je ne sais pas pourquoi, peut-être que c'est les 30 ans de mariage. J'aime beaucoup Leonard Cohen.  Et du coup, l’œuvre d’art pour l’illustrer c’est Le Baiser de Rodin. »

Auguste Rodin, Le Baiser, 1882, musée RodinAuguste Rodin, Le Baiser, 1882, musée Rodin

« Dance me to your beauty with a burning violin

Dance me through the panic 'til I'm gathered safely in

Lift me like an olive branch and be my homeward dove

Dance me to the end of love

Dance me to the end of love »

Leonard Cohen - Dance Me to the End of Love (Official Video) - YouTube